Birmingham, 1986
Les journées se suivaient, mais ne se ressemblaient pas. C’est sans doute ce qu’elle aimait le plus dans son métier. Il était éreintant, oui. Parfois elle n’en pouvait plus, elle était si épuisée qu’elle aurait pu s’endormir sur les fichiers administratifs sans aucun problème. Et pourtant, elle trouvait à chaque fois l’envie et la force nécessaire de revenir le lendemain, chaque jour. En s’occupant de ses patients, elle oubliait le reste. Et en rentrant chez elle le soir, elle trouvait le réconfort nécessaire. Grâce à lui.
Certes, l’infirmière qui tombe amoureuse du chirurgien, c’était particulièrement cliché. Mais c’était arrivé. Naturellement, sans que ce soit prémédité ni d’un côté, ni de l’autre. Les remarques des collègues avaient été sceptiques au départ, voire même parfois blessantes. Mais le temps avait fait son oeuvre et deux ans et demi plus tard, ce n’était plus pour eux qu’un élément banal du quotidien, qui n’avait plus grand intérêt. Mais pas pour elle. Encore aujourd’hui, elle se réveillait en parvenant à peine à croire à sa chance, et elle savait que c’était réciproque. Après avoir vécu seule avec sa mère si longtemps, elle avait enfin l’impression d’avoir un autre pilier. Elle ne savait que trop bien que sa génitrice espérait qu’ils convolent en justes noces. Elle ne le lui avait que trop fait comprendre, et Coraline comprenait très bien pourquoi. Veuve trop tôt, elle avait dû élever une enfant seule, à une époque où il était difficile pour une femme de jouer le rôle d’unique parent au regard de la société. Elle souhaitait voir sa fille dans une position où son avenir serait assuré. Cette dernière avait eu beau tenter de lui expliquer que les choses avaient changé et qu’elle était parfaitement heureuse ainsi, rien n’y faisait.
Enfin elle passa la porte de son appartement, après une longue journée éreintante. Elle eut l’envie subite de prendre un bain, en attendant le retour de Samuel. Elle ne s’attendait pas à buter sur ses chaussures, que décidément jamais il ne rangeait.
« Sam ? »Ce fut avec surprise qu’elle vit la silhouette de son compagnon apparaître dans l’entrée, tandis qu’il se glissait vers elle pour l’embrasser. Elle s’écarta légèrement de lui avec un sourire.
« Qu’est-ce que tu fais là ? Je croyais que tu étais de garde ce soir… »Il avait un sourire étrange, qui la rendit soupçonneuse. Et il éluda la question, ce qui n’arrangea pas son cas.
« Qu’est-ce que c’est que ce truc ? » lui demanda-t-il en prenant entre ses mains le médaillon qu’elle portait autour du cou.
« Oh, j’ai fait un tour à la brocante en face de l’hôpital à midi. Il parait que c’est magique… » L’objet était supposé relié l’âme à la terre, d’après ce que lui avait raconté la vendeuse. Elle n’avait pas vraiment compris ce que cela signifiait et n’avait pas cherché à le savoir, simplement charmée par l’originalité et le côté vintage du bijou. Néanmoins, elle ne s’étendit pas plus là-dessus et lui lança un regard perçant.
« Tu n’as pas répondu à ma question. Qu’est-ce que tu fabriques ici ? »
Il conservait ce sourire qu’il avait toujours lorsqu’il mijotait quelque chose. Mais elle sentait autre chose… une forme d’anxiété peut-être ? Voyant qu’elle devenait légèrement nerveuse, il plaça ses mains sur les épaules de la jeune femme, en un geste destiné à la rassurer.
« Tout va bien. J’ai simplement été remplacé. En fait je pensais que ce serait sympa qu’on se fasse un petit dîner tous les deux, ça fait longtemps. D’ailleurs je nous ai préparé un petit quelque chose. »Rassurée, son sourire s’élargit et elle se dirigea vers la cuisine. Cette surprise la ravissait à tous points de vue.
« Qu’est-ce que tu nous as pré… »Elle s’arrêta en milieu de phrase, interdite. Ce n’étaient pas les plats qui avaient retenu son attention, mais la petite boîte bleue sur le plan de travail. Elle avança d’un pas, et la prit dans sa main, avant de l’ouvrir. A l’intérieur se trouvait une très jolie bague. Discrète, avec une pointe d’originalité. Tout ce qu’elle aimait. Elle se retourna pour lui parler, mais aucun son ne sortit de sa gorge. Il était là, à genoux devant elle.
Avant même qu’il ait pu poser la question, elle connaissait déjà la réponse.
Paris, 1989 (Six mois plus tôt)
Elle essayait de se rappeler à quel moment les choses avaient dérapé. A chaque fois qu’elle tentait de rassembler ses souvenirs, c’était comme si son esprit s’embrumait. Elle savait néanmoins que c’était à Paris que tout avait commencé. Lorsque Samuel avait su que sa soeur était atteinte d’un cancer, il avait souhaité rentrer en France, près de sa famille, au moins pour quelques temps. Elle avait bien sûr accepté, sachant à quel point ils étaient proches tous les deux. Le départ avait pourtant été déchirant. Elle n’avait pas osé s’en plaindre, sachant que ce n’était rien en comparaison de l’inquiétude et la douleur qui animaient son mari. Il avait besoin d’être avec sa famille, et elle le comprenait. Elle espérait que leur absence ne soit pas trop longue, pour ensuite culpabiliser de le penser.
L’arrivée avait été aussi compliquée qu’elle l’avait pressenti. Si elle s’entendait plutôt bien avec sa belle-famille, elle sentait bien qu’en ces temps troublés elle n’avait pas vraiment sa place. Les choses ne se présentaient pas bien et ils passaient la plupart de leur temps ensemble, à se raccrocher les uns aux autres, si bien qu’elle passait le sien seule, coupée de ceux qu’elle aimait, dans un pays dont elle parlait à peine la langue.
Les semaines passèrent. Puis les mois. Lorsque Samuel lui parla de rester à Paris définitivement, elle ne fut même pas surprise. Sans doute aurait-elle dû refuser, rentrer. Mais il était si misérable qu’elle n’en eut pas le courage. Qu’auraient signifié leurs voeux de mariage, si elle partait à la première difficulté ? Pour le meilleur et pour le pire, n’est-ce pas ?
L’annonce de leur installation à Paris déclencha des cris d’enthousiasme et de jalousie de la part de leur entourage britannique. Elle fit mine de le partager, mais le coeur n’y était pas. Tout alla très vite : s’installer, retrouver du travail dans un hôpital, un nouveau logement. Avoir passé les dernières semaines seules avait eu l’avantage de lui laisser l’opportunité d’améliorer son Français en parlant avec des locaux. Pourtant, elle était toujours aussi seule, et se sentait piégée dans cette situation à laquelle elle avait du mal à voir une issue favorable.
Elle avait raison. Lorsque sa belle-soeur succomba à sa maladie, les choses empirèrent. Samuel, déjà distant, sembla se replier totalement sur lui-même. Du jour au lendemain, il prit la décision d’abandonner la chirurgie pour la recherche. Elle chercha à le dissuader d’abandonner sa passion, ou du moins à comprendre. En retour, il lui avait signifié qu’en tant que simple infirmière, elle ne pouvait comprendre. Il l’avait blessée et il le savait parfaitement. Oui, il savait qu’elle avait toujours regretté de n’avoir pu étudier la médecine, faute d’argent.
Elle ne le reconnaissait plus. Ils vivaient dans cet immense appartement, sur deux étages. Elle aurait dû nager dans le bonheur, mais jamais elle ne s’était sentie si seule. Il passait des heures enfermé dans son bureau, à faire elle ne savait quoi. Deux fois elle avait voulu partir. Elle avait laissé un mot, fait sa valise. Mais au moment où elle aurait dû passer la porte, c’était comme si elle avait tout oublié. Comme si tout allait bien. Quelque chose, à chaque fois, l’empêchait de quitter cette maison. Et si son esprit s’arrangeait bien pour camoufler les choses, son inconscient sentait que tout ceci clochait. Et son malêtre augmentait.
A présent elle était là, devant la porte de ce fameux bureau. Elle prit une grande inspiration, puis entra. Elle s’était persuadée qu’elle ne ferait que regarder. Mais elle savait qu’il n’en était rien. Et elle se dégoûtait pour ça. Elle devenait comme toutes ces femmes jalouses à l’excès qu’elle méprisait jusqu’alors. Mais elle n’y pouvait rien. Elle voulait savoir. Elle devait savoir.
Au début, elle ne fit que regarder délicatement quelques dossiers, quelques petites choses sur le bureau. Avant de perdre la tête et de commencer à tout retourner. Lorsqu’elle s’aperçut que l’un des tiroirs était fermé à clef, ce fut encore pire. Elle finit par forcer la serrure, et ce qu’elle découvrit fut pire que tout. Elle lisait, et ne voulait pas comprendre. Des tas de dossiers qui s’empilaient, parlant de guérir la mort comme si ça avait été une maladie. Si elle n’avait pas reconnu son écriture, elle aurait cru que c’était l’oeuvre d’un fou dangereux. Mais ce n’était rien en comparaison de ce qui suivit. Car loin de la calmer, ces révélations ne firent qu’envenimer sa peur et son épisode de folie. Elle avait pensé découvrir une maîtresse, tout mais pas ça. Elle finit par tomber sur une petite armoire, contenant une porte dissimulée. Elle en crut à peine ses yeux.
Tout d’abord, elle reconnut son médaillon, celui qu’elle avait cru avoir perdu des semaines auparavant. Elle le mit autour de son cou sans réfléchir et examina le reste, qui semblait provenir d’un roman fantastique. Des bougies, des herbes et encens de toutes sortes, des amulettes et autres choses du même acabit. Le plus effrayant était sans aucun doute une petite poupée, ornée de quelques cheveux qu’elle reconnut comme étant les siens.
« Qu’est-ce que tu fous là ? »La voix s’était élevée, furieuse, glaçante. Elle sursauta, lâchant la poupée et se tourna vers lui. Son regard, son attitude, tout en lui la terrorisait. Etait-il possible de changer à ce point ? Il fondit sur elle. Elle eut un mouvement de recul, persuadée qu’il allait la frapper, mais il n’en fit rien et se contenta de ramasser l’objet. Elle en profita pour se reculer et fuir.
« Coraline ! »Il parvint à la rattraper alors qu’elle atteignait l’escalier. Sans ménagement, il lui attrapa le bras et la plaqua contre la rambarde comme si elle n’avait été qu’une poupée de chiffon. Elle lui hurla de la lâcher, mais sans succès. Il ne l’écoutait plus, se contentant de lui crier en retour qu’elle ne partirait pas. Elle parvint à se glisser vers l’escalier, mais il ne la lâchait toujours pas. En désespoir de cause, elle le mordit jusqu’au sang.
Il la poussa.
Ses pieds, ses mains, ne rencontrèrent que le vide.
Et elle chuta.
***
Comment était-elle arrivée là ? Elle ne se rappelait pas s’être déplacée jusqu’en haut de l’escalier. Sa gorge lui faisait mal. Elle y posa la main, mais ne rencontra pas le collier. Il lui semblait pourtant l’avoir mis.
Il y avait du remue-ménage en bas. Elle descendit.
Elle ne comprit pas ce que des tas d’hommes en blouses blanches et uniformes faisaient dans son salon. Et personne ne semblait la voir ni vouloir répondre à ses interrogations. Elle vit alors son mari dans un coin, effondré, pleurant toutes les larmes de son corps. Elle se précipita vers lui.
« Sam ! Sam, qu’est-ce qui se passe ? » Il ne bougea pas d’un iota. Elle était invisible ou quoi ?
« Sam ! Réponds-moi ! »Elle voulut poser une main sur son épaule. Une main qui passa au travers aussi facilement que si elle avait été constituée de vent. Elle eut un brusque mouvement de recul et se sentit envahie par la panique. Qu’était-il en train de se passer ?
C’est alors qu’elle se tourna vers ce qu’il était en train de regarder. Il y avait un corps sur le brancard, couvert d’un drap, et qui était en train d’être transporté. Elle se dirigea dans sa direction, comme hypnotisée. Lorsque l’un des brancardiers trébucha, un pan du drap ce souleva. Et lorsqu’elle vit son propre visage, ses yeux sans vie, le temps s’arrêta.