1988.
Des clopes. Le festival Monsters of Rock, une bouteille à la main, dans la fumée et les jeunes qui ressemblaient à des fantômes. T'avais fui Bucharest pour l'Angleterre avec un petit copain que tu comptais laisser avant qu'il le fasse, après qu'il se rende compte que t'étais pas trop vierge et que ça le rende mal à l'aise. Tu prendrais ton coup, et puis tu fuirais. Comme toujours. Comme chaque fois que les lettres c-u-r-v-a* menaçaient de t'être envoyés à la figure. Parce que t'étais pas comme Mama. T'étais comme personne, pas même comme ton frère Luca qui était en fait ton jumeau.
C'était flou, mais ton petit copain reçu un poing à la gueule. Tu reconnus le crâne chauve des agresseurs, leurs croix de fer.
Fuckin skinheads. Et en amour comme à la guerre, tout était permis.
Tu titubas, innocente avec tes grands yeux et tes joues de pisseuse de quinze ans, soulignée par ta longues chevelure noire sertie de fleurs blanches. Ils ricanèrent. Et tu leur explosas leur sale face de néo-nazi avec ta bouteille de vodka.
1988. Punks contre Skinheads. La violence était ton amante, et elle ne te quitta jamais totalement.
*curva, en roumain, veut dire "pute" ou "salope"1989 ; Novembre
T'étais encore intoxiquée quand t'as découvert que le monde était beaucoup plus sombre que tu le pensais. Et pour une fille de pute, une ado dépravée sans avenir et sans vraie maison avec des bleus venant des mecs comme de ta mama, ça voulait dire beaucoup. T'étais avec ton jumeau, et t'as vu le Diable.
Impossible de le reconnaître, parce que c'était le Diable.
Par la suite, t'apprendrais que c'était un démon. Un vrai. Mais là, devant toi alors que tu te grillais un joint sur le porche de l'appartement des Belaskel, c'était qu'un gars. Un gars beau, trop beau pour être réel, un gars qui te donnait des frissons là où c'était interdit. Le crépuscule saignait dans le ciel, mais t'avais été libre toute la journée ; t'avais séché les cours, encore et toujours, surtout qu'avec la fille disparue tout le monde pensait que t'étais responsable. C'était facile, pointer les gamins étranges qui "invitaient les ténèbres dans la maison de Dieu". Et ça te faisait chier.
Alors t'en avais envie, de cette danse avec le Diable. Tu t'étais approchée, langoureuse, en lui proposant une cigarette. Et lui, il avait explosé de rire. Un rire dément.
Tu veux jouer à un jeu ? T'avais dit oui, parce que t'étais folle et que les jeux, peu importe si le gars avait l'air fou, c'était ton péché préféré.
Et Luca, ton frère autiste, il a crié.
1989. C'était le début du Jeu.
Les sous-terrains de Bucharest
Tu te réveillas violemment, et comme par instinct, tenta de te libérer des chaînes dont tu connaissais même pas encore l'existence. Autour de toi, des télés, partout, des dizaines sur chacun des murs et qui sans antenne, diffusaient que des parasites qui te donnèrent envie de gerber. Ton coeur menaçait d'exploser dans ta poitrine, mais c'était bon, ça te donnait l'impression d'être en vie. Confuse, des yeux fébriles se déposaient sur chaque détail de la pièce, à la recherche d'une issue, d'une échappatoire.
Fallait que tu sortes, merde. Qu'est-ce qui s'était passé cette fois-ci ?
T'avais finalement reçu ton inconscience dans la gueule ?
Puis, une ombre, dans un coin de la pièce illuminée. Près de ce qui était la silhouette d'une porte. Une ombre recroquevillée, indéfinie, peut-être là depuis le début. Mais t'aurais dû la remarquer, non ? Et pourtant, elle semblait ancienne, plus ancienne que la ville et ses entrailles. Maintenant que tu la voyais, tu l'entendais, aussi. Sa respiration, profonde et sifflante, lente comme celle d'un junkie en manque devant une cristalline pile de meth.
Ça sonnait pas humain, même si ça l'était.
Tu manquas hurler. Mais fallait pas. C'était un jeu, non ? Tu te forças à rester immobile, et d'une voix aguicheuse, tu susurras :
"
T'aurais dû me payer un verre avant."
La peur faisait chevroter ta voix, c'était pas crédible pour deux sous. Et pourtant, l'ombre, d'abord immobile, s'approcha lentement d'une démarche boiteuse. Sa respiration, de plus en plus forte, s'approcha jusqu'à ton oreille, alors qu'une odeur immonde de pourriture te monta aux narines. La lumière des écrans précisa les détails du prédateur.
Un homme, le regard fou, couvert de tatouages. Drogué jusqu'aux dents.
"
Elles sont belles, à la télé, non ?," grinça-t-il dans un râle. "
Toi aussi t'es belle. Et j'ai envie de t'avoir avec les autres beautés, éternelles."
Les sous-terrains de Bucharest, partie 2
D'abord, c'était une espèce d'habitation chtonienne beaucoup trop aisée pour le coin, avec des bibliothèques et de l'argenterie et des belles choses. Et ensuite, quand tu réussis à crocheter la serrure de la porte de métal, c'étaient les sous-terrains de Bucharest.
Tu les reconnus immédiatement, parce que t'y étais allée plusieurs fois. Le nightlife, c'était ici quand ça devenait plus ou moins légal pour le con de gouvernement communiste extrême. Mais aussi, tu savais qu'il fallait pas s'égarer. Là, tout de suite, y'avait personne, mais bientôt tu pourrais tomber dans un tout autre genre de cauchemar. Les caïds de la drogue. La mafia. Tout ça.
T'essayas de calmer tes tremblements. Essuya les larmes qui coulaient de tes yeux. Garda ton estomac en place malgré la nausée qui menaçait d'exploser à tout moment. Fallait pas qu'on te voit, pas maintenant. Ta robe de tulle blanche était toujours blanche, malgré les feuilles mortes qui s'y accrochaient avec obsession. Le ruban dans tes cheveux tenait à peine en place. Mais par-dessus tout, t'avais l'impression qu'on pouvait lire dans les égratignures sur tes mains ce que tu venais de faire.
C'était un psychopathe. Il le méritait. Ça tu l'avais compris, sans même avoir eu tant besoin du Démon pour te l'expliquer. Mais merde. T'avais reconnu le corps de Maria Costa, dans la pièce d'à côté, quand il t'y avait amenée pour te torturer. Alors t'avais craqué. La Bête était sortie, cette rage meurtrière qui t'emportait parfois quand la violence entamait sa comptine assassine. T'avais fait ressortir cette brutalité qui t'avais attiré tellement d'ennuis, quand tu défonçais des skins. Et tu l'avais étranglé.
Ça avait pas été dur. L'adrénaline avait eu raison de son corps drogué au max.
Mais voilà, c'était fait. Il gisait quelque part d...
La respiration sifflante.Une course claudicante.Juste là, derrière toi.
"
MERDE," tu glapis avant de détaler à toute allure.
Allemagne, un mois plus tard.
La neige tombait, lentement, telle la cendre après les bombes. Le froid te piquait le visage mais tu ne ressentais rien, pas même ton coeur mort et tes pensées noyées. L'horreur, plus qu'une mélodie lointaine et le son de tes pas qui craquaient sur la glace n'en faisaient plus partie.
T'avais poussé un long cri, en réalisant que tout était terminé. Le Jeu avait tiré le rideau, terminé la prestation dans un anti-climax triste et sans intérêt. T'étais seule, complètement seule, au milieu d'une planète qui se réveillait d'un long sommeil. Le corps couvert de bleus, d'égratignures, et il y avait du sang, aussi. Brun comme la terre, il se mélangeait à la poussière qui craquelait sur ta peau en une variété insensée de teintes de gris.
T'étais rendue dans une douche. Comme ça, bizarrement. Le temps avait rompu. Mais c'était pas surnaturel, c'était mental. L'eau chaude fit fondre la glace à l'intérieur de toi, et avec le dégel les souvenirs revinrent. Cette cicatrice-là, c'étaient les vampires du manoir piégé. Celle-là, le maniaque des sous-terrains de Bucharest, tellement lointain à présent. Le Démon (Barbatos, son nom t'étais désormais connu) vous avaient manipulés depuis le début, toi et les autres que t'avait parfois seulement croisés. Il t'avait fait croire que tuer Luca était la meilleure décision alors que ton esprit était déjà brisé par la peur. Et tu l'avais supplié de ne pas te laisser t'en sortir, parce que tu pouvais pas revoir Mama sans Luca. Et il avait ri.
"
Bucharest brûle."
Tu sursautas. C'était ses paroles exactes. Mais en fait, la voix ne provenait que de la télévision dans l'autre pièce, encore allumée par les occupants partis faire les courses ou quelque chose du genre. Bucharest, en révolution. En-fuckin-fin. Tes rares potes allaient être contents. T'allais pas rester longtemps dans cet appart de toute façon. Peut-être vivre dans les murs de certaines maisons, en bonne squatteuse que t'étais devenue. Mais t'allais jamais revenir.
Pourquoi toi ?
Pourquoi toi, t'avais survécu, et pas les autres ? Pourquoi c'était toi, qui était passée au travers de tout ça parce que t'avais
peut-être un avenir grandiose de défonceuse de vampires et autres créatures beaucoup plus terrifiants que dans les histoires ? T'avais lu Dracula (tout le monde avait lu Drac, en Roumanie), et c'était pas pareil. C'était jamais pareil. Tu voulais pas être une Tueuse. Tu voulais juste... Juste...
En fait, tu voulais rien.
Et à la place de pleurer, tu te mis à rire. Peu importait si t'avais pas de mentor pour l'instant, comparée aux autres filles de ton genre. Tu t'en sortais toujours. T'étais Black Kitty, t'étais invincible, une coquerelle immonde qui viendrait toujours pourrir la vie de ceux que tu haïssais. Et t'allais pas te laisser faire.
Paris, 1990
Tu vivais dans un appartement condamné en ne faisant aucun bruit. Et tu vivais là depuis quelques mois, déjà. Un sorcier t'avait soufflé dans un bar que la Tueuse était morte, et, cachée sous des traits d'humaine innocente, t'avais fait la conne. Alors que, séductrice, tu te traçais tranquillement un visage dans le décor.
1990. Par choix, tu te préparais pour la bataille.