- IT WAS YOU & ME -
«
Non, Soren rends-moi ça ! Tu sais bien que Maman t’interdit d’y toucher, tu n’y as pas le droit ! ». Quatorze ans, fleur de l’âge et vie de misère. Ils sont dans cette merde parce qu’Elle les y a mise. Ils sont dans cette merde parce que la seule monnaie qu’ils ont est dépensée dans une multitude de babioles qui apportent tout sauf de la nourriture, des vêtements chauds ou de quoi survivre, tout simplement. Sans prévenir, elle lui arrache la fiole des mains et le regarde d’un air renfrogné qui veut tout dire. Il s’en amuse et pour toute réponse, l’adolescent lui sourit avant de faire claquer sa langue contre son palais. Leur mère ne devait plus tarder à rentrer à présent, le soleil entamant sa longue descente estivale pour ne plus jamais en ressortir avant le lendemain matin, à l’aube d’un jour nouveau. La misère, elle court dans les rues de Bucarest. La misère est remplie de crève-la-faim et de vauriens. Pourtant, eux, ou plutôt Elles, arrivent à penser qu’elles sont au-dessus de tout ça. Irina a complétement été endoctrinée par sa mère, seule détentrice du droit divin de posséder la connaissance et la culture d’esprit. Au fond, le jeune garçon n’en a pas grand-chose à faire, et ce n’était sûrement pas leur paternel, soit disant parti à la guerre depuis perpette qui allait dire quoi que ce soit. Se laissant lourdement tomber les fesses sur le sol rude et de béton de leur modeste « maison », Soren glisse la main dans la poche trouée de son jean pour en ressortir un vulgaire paquet de cigarettes abîmé. Avec lenteur, il en sort un bâtonnet qu’il coince entre ses lèvres et fait craquer une allumette afin de pouvoir l’allumer, mais c’est sans compter sur Irina, encore une fois. «
Ca non plus, ça t’est interdit. ». Elle tente de la faire tomber au sol mais l’adolescent recule d’un coup sec et fronce les sourcils. «
Arrête de faire ton autoritaire, on a le même âge je te rappelle ! ». Malgré les apparences, ces deux-là sont comme les doigts de la main, inséparables dans la survie et la misère. De véritables jumeaux. Mais malgré leur âge similaire et leur appartenance à la même famille, ils ne bénéficient pas de la même éducation culturelle. L’art de la magie et de la sorcellerie est réservé depuis belle lurette à Irina, qui se voit ainsi apprendre à faire potions et autres liquides tous plus visqueux les uns que les autres. Et surtout, ils ne doivent rien en dire à personne, ce genre de pratique étant très mal perçu par le commun des mortels. Leur mère ne cesse d’insister là-dessus.
Les heures défilent et leurs estomacs crient famine, pourtant ils ne bronchent pas. Soren a depuis longtemps rangé son paquet froissé et observe le plafond pendant que le poêle se met à crépiter. Ce n’est qu’au bout de plusieurs minutes supplémentaires qu’il se met à soupirer. La nuit est d’ores et déjà tombée et la neige se met à fendre le ciel et les rues avec toute la ferveur et la puissance de l’hiver. Faisant fi de leurs estomacs, les jumeaux finissent par s’endormir à même le sol, Irina s’étant endormie sur son livre encore ouvert à la page trente, Soren dormant la bouche ouverte, les bras croisés sous sa nuque. Rien ne vient troubler le silence qui règne, le bruit des ruelles couvertes par la neige qui tombe et fait lentement son nid. Il n’y a que le bruit du bois au sein du poêle qui vient perturber cette soudaine enveloppe de douceur qui les envahit. Les heures défilent à nouveau, deux pour être exact, quand la fraîcheur de l’hiver vient réveiller les sens de l’adolescent qui se tourne de profil et sent ses bras se croiser au niveau de sa taille, se roulant déjà en boule sur lui-même pour ne plus en ressentir les effets néfastes. La fraîcheur et la voix masculine qui se met à retentir depuis l’entrée le fait frémir d’un bond et ses deux billes bleues scrutent avec frayeur la porte du salon dans lequel ils sont enfermés. Il ne lui en faut pas plus pour se retourner vers Irina sagement endormie. Sans prévenir, il s’empare du livre encore ouvert et des autres babioles, en glisse tout de même quelques sachets dans ses poches, le genre de ceux qui seraient pris pour de l’herbe à cigarette, puis il ouvre à la hâte la trappe du poêle et glisse le tout dedans. Entre temps, Irina s’est réveillée en sursaut, et en le voyant faire, se prépare déjà à hurler au scandale mais il l’attrape entre ses bras et vient plaquer sa main contre ses lèvres. Instantanément, il se fige.
Alors les minutes passent lentement, insoutenables. La voix s’élève de l’autre côté de la porte, bientôt suivie par une seconde, rauque et lourde de violence. Irina ne bouge plus, tétanisée dans les bras de son frère qui retient sa respiration et prie intérieurement. Ce n’est que lorsqu’il les entend se rapprocher qu’il fait signe à sa jumelle de filer se glisser dans le placard, elle est menue et n’a donc aucun mal à y rentrer. Vaine tentative il le sait, mais s’il peut duper le poisson temporairement ou définitivement, il n’hésite pas une seule seconde. Sagement, l’adolescent s’installe allongé sur le sol, faisant mine de dormir et tournant le dos à la porte. Les voix s’élèvent encore, toujours plus proche, jusqu’à ce que l’un d’eux n’explose la porte d’un violent coup de pied. Le bois rongé par les mites ne pouvait résister. D’un geste brusque, Soren se redresse et se retourne mais il est déjà empoigné par l’un des rustres aux mains pleines de gerçures à force de côtoyer le froid. «
Lâchez-moi ! » qu’il vocifère en battant des pieds, déjà surélevé du sol. Il ne lui en faut pas plus pour mordre la paluche d’ours et l’entendre crier. «
Mais c’est qu’il est sauvage celui-là ! ». Soren ne se laisse pas démonter et continue de battre des pieds dans le vide. Le second rustre pénètre dans la pièce et en sort une liste entre ses doigts. «
Les jumeaux Romanescu, sa sœur doit être ici. ». Les azurs se posent sur le type qui ressemblerait à s’y méprendre à un vilain tout droit sorti des bandes dessinées qu’on trouve dans les journaux. Il ne faut pas énormément de temps avant que la voix pincée d’Irina retentisse, tous deux saisis. «
Vous avez de la chance qu’on soit venu vous chercher. Votre mère a été retrouvée morte dans la neige, vous ne pouvez plus habiter ici. ». A cette annonce, sa jumelle se fige et son visage devient blême. Se sentant sans force, l’adolescent les regarde emmener Irina, mais coincé dans les bras du premier homme, il ne tarde pas à la suivre, toujours fermement maintenu car il ne souhaite pas aller là-bas. Il ne souhaite pas finir en orphelinat.
- DECADENCE -
Ils ont connu la déchéance et la misère encore plus profonde. Ils ont connu la dureté de cette charretière qui beuglait comme un bœuf étouffé, les froides nuits d’hiver et les nuits d’été. Pendant deux années, ils s’y sont laissé étouffer à petit feu, Irina, persuadée que son don particulier allait se développer entre temps et qu’elle pourrait lui claquer son verre de vodka à la figure. Mais les mois sont passés et rien n’est jamais arrivé, alors elle s’est renfermée dans les notes de leur mère, petit carnet sagement conservé par Soren lors de leur arrivée entre ses grilles. Le tout fût parfaitement caché, tout comme les herbes et son vieux paquet de cigarettes froissé. Il était le turbulent, le casse-cou et le fauteur de trouble quand elle était la jeune fille sage à la volonté d’apprendre. Ainsi, lorsqu’elle se trouvait avec l’un des rares livres de l’orphelinat, en réalité, Irina répétait inlassablement ses incantations et ses recettes de potions. Lors de leurs sorties quotidiennes, elle s’arrangeait pour récupérer toutes sortes de produits, il ne lui suffisait que de faire ses yeux doux, ou encore de vendre autre chose. Détail dont Soren n’en connaissait pas la teneur, le plus souvent coincé entre les murs de cet orphelinat pour protéger la façade de sa jumelle. Pendant des semaines et des mois, il la regarde se ternir et flétrir. Pendant des semaines et des mois, il la regarde s’entrainer et la sent sombrer. Jusqu’à ce qu’ils soient tout bonnement mis dehors. C’était un soir d’été.
«
Tu ne feras jamais rien de ta vie Romanescu. Va. Reste donc un crève-la-faim ! ». Sont les mots auquel il a le droit. Venant de la part de la charretière qui beugle comme un bœuf étouffé, c’est un compliment des plus majestueux qu’il lui rend avec un sourire et une petite courbette, pantalon troué au niveau des genoux. Irina, elle, n’a pas droit au même tableau, elle a le droit de repartir avec son livre préféré qui ne l’a jamais quitté (et en réalité blindé de notes et signes magiques en tous genres), la charretière va même jusqu’à la serrer dans ses bras, ce qui a le don de lui donner un profond haut le cœur face à pareil spectacle. Il est déjà bien loin, s’approche des grilles mains dans les poches, un vieux sac sur l’épaule. Quitter cet endroit ne le dérange pas, bien au contraire, pour lui les portes de la liberté s’ouvrent enfin et il respire la brise à pleins poumons. Il a alors presque dix-sept ans. Ce n’est qu’au bout de plusieurs minutes que sa sœur le rejoint et pour la première fois depuis des lustres, lui prend la main. Ses doigts s’enroulent aux siens et celui qui est à présent devenu un jeune homme lui sourit avec tout l’amour fraternel dont il dispose. L’on dit que les jumeaux ne ressentent pas les mêmes choses, qu’ils ont un lien beaucoup plus fort. C’est véridique pour Soren et Irina, il le sait, car il sent les ténèbres qui l’englobent, il sent cette addiction qui lentement se répand dans les veines de la tête blonde qui lui sourit en retour, de ses azures aussi bleus que les siennes. Il devine le mal qui la ronge, là où il ignore que le don particulier qu’elle attend si avidement, ce n’est pas elle qui le détient. Mais lui. Et il ne le sait même pas.
***
Veille de leurs vingt ans.
«
Tu crois que si je pouvais je ne te le donnerai pas ?! ». Il hurle et envoie voler la casserole d’eau chaude sur le mur. «
Un an qu’on sait que tu n’auras pas de don particulier et un an que tu me bassines à vouloir toujours plus de poudres et de fioles ! La magie est en train de te bouffer Irina ! ». Il hurle mais il a la gorge serrée. Sa sœur a le teint livide et ses azurs se sont plus que ternies au fil de ces dernières semaines. Elle pète un plomb. Elle devient folle. Dangereuse. Et elle ne cesse de maigrir à vue d’œil. Cette sorcellerie la ronge jusqu’à la moelle et il n’y a rien qu’il puisse faire si ce n’est la regarder s’enfermer dans ses livres et ses chaudrons tandis que la tempête éclate au-dehors et à présent au-dedans. Il ne sait plus quoi faire, s’il pouvait il se couperait les veines si cela permettait à sa sœur d’obtenir ce qu’elle souhaite. Au lieu de ça, il est forcé de la regarder se consumer et le haïr à mesure que les journées passent. Avec ténacité, il a réussi à trouver un boulot, un gagne-pain qui ne paie pas de mine mais leur permet de se nourrir. Mais Irina ne sort plus, Irina se perd et à ses yeux elle a tout perdu, volée par son propre frère. Son jumeau. Sourcils froncés, elle envoie voler à son tour le livre sur lequel elle planchait avec concentration, et elle hurle. «
J’étais supposée être celle qui redresserait cette famille ! C’était mon boulot ! C’était mon but et mon objectif ! C’est ce que Maman voulait que je fasse ! C’est ce à quoi elle me prédestinait ! Toi tu n’y connais strictement rien, tu n’as pas été formé et tu ne le seras JAMAIS ! Jamais, Soren ! Mais c’est pourtant toi qui en bénéficie ! C’est toi qui l’as développé alors que TU n’étais PAS prédestiné pour ça ! ». La rage est telle qu’il la lit avec force dans ses yeux qui rougissent. Elle en perd la raison, jalouse à en crever, désespérée au point de s’enivrer. Et elle s’y perd, toujours plus, de plus en plus vite. C’est l’obscurité et les ténèbres qui battent à ses tempes et font battre son cœur. Il le sent, au plus profond de lui-même. A peine les mots se sont-ils échappé de ses lèvres qu’elle rattrape son livre à la hâte et va s’enfermer dans sa chambre d’où s’élève bientôt une fumée aux odeurs épicées. Elle s’entraine encore. Dans un soupir, le jeune homme va rattraper la casserole et reprend la préparation de leur dîner.
Ce soir-là, Irina ne sort pas de sa chambre et refuse de lui parler. Elle ne sort pas manger et le laisse seul. C’est donc dans un silence de mort que sa fourchette vient heurter l’assiette de fortune et où les rares morceaux de viande viennent réveiller ses papilles. Mais tout cela n’a aucun goût, sans elle. Ce soir-là, Soren va se coucher le cœur lourd, l’assiette toujours posée sur la table de bois au cas où elle déciderait de venir se réchauffer leur repas. Le sommeil s’empare de ses yeux, le force à enfin les fermer en espérant penser à un monde meilleur où sorcellerie n’existerait pas.
Il est à peine sept heures du matin lorsqu’il rouvre les yeux. Une odeur de pain cuit flotte dans l’air et vient chatouiller ses narines tandis qu’il entend qu’on s’active au salon. Passant la tête à l’embrasure de la porte, cheveux ébouriffés, il constate avec surprise la légèreté qui anime sa sœur. «
Oh tu es réveillé ! J’espère que ce n’est pas ma faute. ». Elle chantonne, danse et… Cuisine. Strictement rien à voir avec la veille au soir, et cela doit se sentir qu’il ne comprend pas car elle s’empresse de s’expliquer. «
Je voulais me faire pardonner pour hier… J’ai été un peu… Enormément… Excessive. ». Incrédule, Soren l’observe comme si elle était le jour et la nuit en un seul bout de femme, c’est en quelque sorte le cas après tout ce qu’ils ont traversé pour en arriver là. Tout ce qu’ils traversent encore. Pourtant, le jeune homme veut y croire, croire qu’elle va aussi bien qu’elle le prétend, croire qu’elle a retrouvé un peu de son âme d’enfant malgré les cernes qui ornent ses traits. Répondant par un sourire, il penche la tête sur le côté. «
Tu n’as rien à te faire pardonner. ». Il s’approche et prend place à leur petite table tandis qu’elle s’agite et amène tout le nécessaire, accompagné du pain grillé. Elle prend même le temps de lui servir un verre de lait qu’il attrape déjà entre ses doigts. . Irina s’installe à son tour et grignote un morceau de pain grillé avec de la confiture, elle lui sourit encore. «
Bien au contraire, j’ai été exécrable. Après tout ce que tu as fait pour moi, je réussis à me conduire en gamine égoïste. Mais ça me rend dingue Soren, tu comprends ? Tout dans ma tête, dans mon âme m’ordonne de faire plus et d’exceller dans ce domaine. C’est comme si Maman était toujours là pour me susurrer les mots à l’oreille, les incantations. Je n’en dors plus des nuits. ». Il déglutit et repose son verre, la regardant droit dans les yeux. D’un geste tendre il s’empare de sa main et lui sourit à nouveau, se voulant rassurant. Mais elle reprend avant qu’il n’ait le temps de dire quoi que ce soit. «
Je veux que tu m’aides, Soren, j’ai besoin de ton aide pour m’en sortir. Ca me rend dingue, tellement dingue. ». Elle grimace et repose alors son morceau de pain grillé. Elle semble comme s’égarer pendant quelques secondes puis penche la tête sur le côté. «
J’ai fait quelque chose de mal, cette nuit, pendant que tu dormais. ». Instinctivement, il fronce les sourcils et vient finalement porter le verre de lait à ses lèvres. Il ne comprend pas et l’interroge du regard. «
J’ai tué un homme, cette nuit. ». Le verre est immédiatement reposé sur la table pour la seconde fois et son regard ne cesse plus de la fixer alors qu’elle sourit à pleines dents. «
Mon incantation a fonctionné, tout mon travail n’a pas servi à rien, j’ai enfin atteint l’objectif que Maman souhaitait pour moi. Soren, tu ne te rends pas compte ! J’ai commis l’irréparable, je deviens dingue mais je ne m’en veux… Même pas. ».
Il sent sa peau frissonner désagréablement. Il sent son cœur battre à tout rompre dans sa poitrine à mesure qu’il a l’impression de voir le démon sur les traits satisfaits de sa sœur. Comment a-t-elle pu en arriver là ? Qu’est-ce qui a bien pu changer dans sa tête pour la mener sur cette voie ? Il frémit de l’intérieur mais elle se met alors à la fixer, puis à murmurer des paroles qu’il ne comprend pas. Il sent son cœur battre plus fort encore et de la sueur perler à son front, sa cage thoracique se comprime et il manque d’air, bascule de côté et s’effondre sur le sol, il ne comprend toujours pas. «
Je sais que tu veux m’aider Soren, tu l’as toujours dit et c’est ce que tu as toujours fait. Alors aide-moi là encore s’il te plait. ». Il rampe et porte une main à son cœur, mais son visage devient déjà rouge et il souffle comme un forcené. «
Qu’est-ce que tu… Fais ? ». Les mots s’étranglent dans le fond de sa gorge et elle se penche plus avant pour venir l’attraper par le col. «
Aide-moi Soren, s’il te plait ! ». Des larmes roulent sur les joues de sa jumelle, et celles-ci s’effondrent sur les siennes. Il étouffe, à petit feu et entre deux supplications elle ne cesse de murmurer ces mots insidieux qui n’ont pas de sens. «
Irina… Ne fais pas… Ca. ». Mais elle continue et il retombe lourdement sur le sol, se met à ramper mais il ne peut pas aller bien loin. Dans un coup de pied mal visé, la table part à la renverse, le verre de lait s’éclate au sol, suivi de tout le reste et forçant la blonde à basculer en arrière. Elle s’effondre à son tour et Soren saisit sa chance. Sans prévenir, et d’un geste désespéré, il lui assène un coup de poing sur l’arête du nez, l’empêchant ainsi de terminer son incantation. Sous le choc, la tête d’Irina heurte le sol, elle est inconsciente.
***
Il erre dans les rues tel un fantôme, la gorge et la cage thoracique en feu. Il erre dans les rues tel un fantôme et il trébuche, se rattrapant de justesse aux briques d’une maisonnée mal façonnée. Il a le souffle court et le cœur qui bat la chamade mais il ne court plus aucun danger. C’est simplement la réalité qui l’a rattrapé. Chez eux, Irina est enfermée. Il a profité de son inconscience pour l’enfermer dans la chambre, puis il a attendu toute la journée durant dans le salon. Elle a crié, elle a hurlé puis elle a pleuré. Elle l’a menacé aussi. Et à présent il erre dans ces rues tel un fantôme perdu dans la nuit. Il sort, mains tremblantes, une cigarette roulée et fait craquer une allumette. Les herbes lui procurent une sensation d’apaisement temporaire. Il fume jusqu’au bout, au rythme de ce mal qui le consume à présent qu’il fait face à l’horreur. Face à la vérité.
C’est un brin chancelant qu’il pénètre dans ce bar miteux où tous les regards se posent sur lui. Il a laissé pousser sa barbe pour se donner un air plus âgé, mais il demeure toujours « mignon » avec ses prunelles d’un bleu océanique. En vitesse il s’installe au bar et commande un verre de la plus forte vodka qui soit, et l’avale cul sec. Il ne tarde pas à avoir de la compagnie, un grand brun au regard ténébreux, affublé comme un homme ayant connu maintes et maintes combats. Il le toise d’un air qui ne le rassure pas beaucoup et Soren fronce les sourcils en l’interrogeant de ses billes bleues, nullement impressionné. Il connait pire chez lui. La vodka annihile déjà ses sens puisqu’il ne remarque pas la présence d’un pouvoir tout de suite, pourtant ce n’est pas une petite aura qui émane de cet être au regard sombre. La paluche rugueuse s’abat sur le comptoir, le petit verre de liqueur se perdant clairement dans la paume de sa main, et Soren est complètement abasourdi par le spectacle, lui qui a un plus petit gabarit, même si ça ne l’empêche pas d’avoir du muscle. L’homme ne cesse de le fixer tout en descendant sa vodka sans le moindre mal, puis il se penche et vient murmurer. «
Tu me sembles bien perturbé pour quelqu’un qui vient juste boire un verre. ». Le jeune homme pince les lèvres et fronce un peu plus les sourcils. «
Je ne vois pas en quoi ça vous regarde. Qu’est-ce que ça peut vous foutre ? ». L’ours se grandit et redemande un verre avant de se pencher à nouveau. «
Absolument rien. Disons juste que je sais le mal qui te ronge, ça se lit sur ta tronche de déconfit. Tu as un gros souci et tu aurais besoin d’un miracle. Tu as la tronche de l’emploi. La tronche du parfait désespéré qui a besoin d’un peu plus de chose qu’un tour de passe-passe que l’alcool peut apporter. J’ai mieux à te proposer. ». L’homme pose sa main sur son épaule et c’est seulement à cet instant qu’il le sent, Soren. Le pouvoir. Sans rien demander, il s’en est imprégné et il se sent frissonner de toute part tandis que son verre de vodka se met à glacer instantanément. «
Nom de… ». Il se redresse et veut se reculer mais il est stoppé net dans son élan par le ténébreux. «
Doucement, doucement, tu ne voudrais pas attirer l’attention de ces parfaits citoyens à la gâchette facile non ? Reste calme et suis-moi. ».
Il lui fait le topo du démon venu d’une pseudo autre dimension. Il lui fait le topo du démon capable de répondre à tous ses désirs, même les plus fous. Il lui fait le topo du démon qui se préoccupe de sa situation et en connait des détails. Pour une raison qu’il ignore, le démon sait à propos de sa sœur, il sait réellement le mal qui le ronge mais la seule question qu’il pose c’est… «
Qu’est-ce que tu voudrais que je fasse Soren ? Tu n’as qu’à demander et considérer cette chose comme exaucée. ». Verre après verre, il hésite, le jeune homme, en congèle un sans le vouloir et frissonne. L’alcool enivre ses sens mais son cœur sait pertinemment ce qu’il réclame. Sa sœur veut vraiment qu’il l’aide, dans sa folie elle l’a réellement supplié et Soren ne peut se résoudre à ne pas le faire, quand bien même la décision est dure, quand bien même ça le terrasse et le terrifie complètement. «
Dis-le, Soren. Sache simplement que rien n’est jamais gratuit. ». Il le sait, il lui a exposé les termes de son contrat malsain. Son contrat démoniaque. Il en comprend le sens malgré l’alcool, il en comprend les lignes, mais en ignore les petites. Tout comme il ne voit pas la véritable apparence de ce grand brun, camouflé par la magie. Ses yeux deviennent brillants, ses deux billes d’un bleu océan s’embuent de larmes et il porte un énième verre à ses lèvres. Il sent la souffrance de sa jumelle jusqu’au fond de ses tripes. Il la sent si fort qu’il pourrait se tordre sur lui-même. «
Dis-le, Soren. ». Le démon sait déjà ce qu’il va faire, il ne l’a que trop bien deviné, et le jeune homme se sent hideux de réclamer une telle chose. Mais il n’a pas le choix, le mal qui ronge Irina commence à le ronger lui-aussi de l’intérieur. Quoi qu’ils en disent, ils sont
connectés. Alors après un énième verre qui terrasse tout, il murmure. «
Dis-le plus fort, Soren, je n’ai rien entendu avec la musique. ».
***
Quand il est rentré chez lui, cette nuit-là, il n’y avait pas un seul son perturbateur. Quand il est rentré chez lui, cette nuit-là, elle ne criait ni ne pleurait plus. Quand il est rentré chez lui, cette nuit-là, il a ouvert la porte de sa chambre et y a pénétré sans le moindre mal ou la moindre frayeur si ce n’est celle d’avoir perdu bien plus que son âme. Quand il est rentré chez lui, cette nuit-là, il a senti le gouffre envahir sa poitrine et creuse son cœur à jamais. Le vide, c’est tout ce qu’il a ressenti, ça et la tristesse infinie. Le chagrin à l’état pur. Quand il est rentré chez lui, cette nuit-là, et qu’il a ouvert la porte, il s’est agenouillé sur le sol, l’a entouré de ses bras et l’y a gardé pendant des heures durant, jusqu’aux premières lueurs du jour, et jusqu’à ce que ses larmes glacées sur ses joues ne redeviennent liquides et ne viennent s’effondrer sur les joues palie de sa jumelle. Enfin elle était en paix, Irina.
- LOST SOUL & OBEDIENCE -
Son corps retombe lourdement sur le matelas tandis qu’il soupire de soulagement. Lui, il veut déjà s’en aller mais il sent son bras être retenu dans son élan et tiré en arrière, ce qui a le don de l’agacer et de lui hérisser les poils. L’Autre soupire une nouvelle fois en sentant la contrariété emplir l’air ambiant de la pièce sombre. Bien trop sombre. «
Pas tout de suite. Tu restes encore. ». Ca fait déjà trente ans. La même rengaine, en boucle, des gestes qui se répètent, vides de sens et vides de la moindre émotion, si ce n’est la lassitude et la haine. Non pas qu’il ait un jour éprouvé quoi que ce soit, forcé et abusé jusqu’à la moelle, mais aujourd’hui ça devient juste… Trop long. En silence il passe une main sur son visage défait, assis sur ce lit qu’il a en horreur, l’Autre se redresse et serre un peu plus sa prise. Alors il sent la glace se répandre sur sa peau et hérisser un peu plus ses poils mais il ne sourcille pas ni ne se retourne. Il sent la glace tétaniser son derme, menaçant de tout congeler, mais il ne sourcille pas. Le démon fronce les sourcils et ses ébènes deviennent aussi noires que le plumage d’un sombre corbeau.
Trente ans qu’il se le coltine, trente ans qu’il le suit partout où le vent le porte. Des pays de l’Est au Royaume Uni en passant par l’Italie ou même l’Espagne. Ils esquivent les guerres mais il ne peut se darder d’avoir connu une nouvelle fois la misère financière. Cette misère est à présent ailleurs, dans son âme et dans son esprit. En la perdant elle, orphelin, il l’est définitivement devenu. Ses deux billes azures perdues sur le mur qui lui fait face, il sent la glace engourdir ses muscles, et ce n’est que lorsque la morsure du froid devient insupportable qu’il tourne la tête vers lui, ce grand brun aux mains rugueuses et à la faim inégalée. D’un geste vif il se dégage et feulerait presque comme un animal sauvage, il se dégage même si le regard que le démon lui lance veut tout dire, et lui somme un
tu n’oserais pas silencieux. Pourtant il ose, oui, il ose ! Soren a appris à se taire quand il le faut, mais à certains moments, les excès de rébellion se font capricieux et il perd patience, se montre aussi insolent que possible quand ses yeux ne le font que passer pour le plus doux des agneaux. Le plus beau des cristaux glacés. Alors c’est sans ménagement qu’il se dégage définitivement de l’emprise et enfile un pantalon. C’est sans ménagement qu’il fronce les sourcils et le dévisage, ses mains se recouvrant d’une file pellicule de glace. Ce que son cher démon a l’habitude d’oublier (uniquement quand il veut), c’est que son rejeton n’est pas un humain ordinaire. A être son larbin il est clairement évident que rien qu’avec ce statut il n’est pas comme le commun des mortels. A croire que l’esclavage peut toujours être d’actualité.
L’insubordination, il n’aime pas ça, l’Autre. Soren ne le sait que trop bien pour en porter encore les séquelles à quelques endroits de son corps. Pourtant, il ose, encore et toujours. Il remet la boucle de sa ceinture et se dirige tout droit vers la porte sans lui jeter un autre regard. Il a eu ce qu’il voulait pour ce soir, hors de question qu’il l’obtienne une seconde fois. Il s’apprête à tourner la poignée mais la porte blanchit soudainement sans qu’il ne soit responsable de rien. Le soupir qui s’échappe de ses lèvres laisse dans son sillage une trainée de fumée, signe que la fraîcheur est à son apogée dans la pièce. Il est en pétard, le démon. Avec nonchalance, le jeune homme daigne se retourner mais son propriétaire voit déjà sa peau devenir aussi rouge que le sang. Avec dédain, il le dévisage et grimace avant de hausser les épaules. «
Tu crois sincèrement que j’ai peur du froid ? Je viens de Roumanie, arierat ! ». Il sait les hivers, il sait le froid, comme dirait Céline quelques années plus tard. D’un geste de la main, la glace de la porte se liquéfie et retombe sur le sol en une averse de pluie, il n’en faut pas plus à Soren pour déguerpir et passer la porte, sachant pertinemment que le démon fulminait de rage et qu’il se jetterait à sa suite.
Trente ans, et la nuit est loin d’être finie.
***
Paris, 1962 (deux ans plus tard).Les ruelles sont calmes et sombres. Il fait nuit noire au-dehors. Deux ans qu’il fait n’importe quoi. Deux ans qu’ils ont élu domicile quasi définitif à Paris. Il n’a plus connu de chez lui depuis de trop nombreuses années. Il n’a pas connu un semblant de liberté depuis bien trop longtemps. Malgré les punitions et ses envies de hurler, le jeune homme ne cesse de faire des conneries. Il les enchaine les unes après les autres au grand damne de ce démon qui sait toujours trouver la meilleure punition. Malheureusement, cela n’empêche pas Soren de continuer, encore et encore, toujours plus fort et toujours plus loin. Pour le bien de son identité, il a changé son nom de famille, a opté pour quelque chose de plus anglais afin de ne pas perdre son côté
étranger. Il n’est pas d’ici, il n’est pas Français, ses origines viennent d’ailleurs, plus à l’Est. Hors de question qu’il change pour prétendre devenir quelqu’un d’autre. Ce serait contre nature, mais son nom de famille, il peut le modifier pour se fondre dans la masse.
Cette soirée n’échappe pas à la règle, l’Autre est occupé affaire ailleurs, alors il en profite, fume cigarette après cigarette, le dessous de son œil arborant encore une couleur jaunâtre suite à une rixe qui a eu lieu quelques jours avant. La fumée vole dans les airs tandis que son autre main est glissée dans la poche de son jean. En silence il s’avance, jette des coups d’œil à gauche puis à droite, jusqu’à finalement voir l’objet de sa prochaine connerie en vitrine. Une galerie d’art. Instinctivement, un sourire vient étirer les traits de l’humain qui fait tout pour profiter de la vie du mieux qu’il peut, avant qu’on finisse par la lui prendre. Ce ne sera pas la vieillesse qui mettra fin à son calvaire, à sa misère, alors il préfère vivre. Tout simplement vivre, et prendre des risques. Muet, il vient écraser le mégot contre le mur de pierre puis attend que la propriétaire sorte de sa galerie et n’en ferme les portes. Sa tignasse est aussi rousse que le cuivre et flamboyante telle la braise d’un poêle. Tout autour d’elle pue l’argent et la richesse, ça se voit à sa robe haute couture qui tombe parfaitement sur ses courbes. Soren penche la tête sur le côté et vient claquer sa langue contre son palais. Il attend encore, pendant plusieurs minutes, prend une ruelle opposée avant de finalement parvenir à une porte arrière. Il ne lui faut que quelques cliquetis à l’aide du premier objet fin et pointu trouvé, pour en enclencher la serrure. Un véritable voleur des rues. Un crève-la-faim comme dirait toujours la charretière si elle était encore de ce monde.
Il ne faut pas plus de temps au trou du cul pour s’infiltrer dans la galerie et avancer dans les allées à la recherche de l’objet de son délit. Lorsque ses prunelles azures se posent enfin sur la toile, il sait que c’est elle. Le coup du siècle. Un sourire bien plus large dévoile ses dents blanches et il vérifie déjà qu’aucun système d’alarme ne viendra troubler son affaire, auquel cas il s’occupe d’anéantir cet obstacle d’un simple geste précis. Tirer sur les fils ça marche toujours. L’alarme sonne et Soren soupire en ronchonnant.
Abruti ! Il grimace, plisse le nez mais embarque déjà la toile sous le bras à la vitesse de l’éclair et s’éclipse comme si de rien était.
***
«
Je suis navré, Wilhelmina. ». Il s’est fait choper juste après avoir mis le feu à la toile. Il s’est fait choper et il va passer un sale quart d’heure. Il le sait. Tenu par le haut du col, il passe ses doigts contre sa lèvre inférieure qui enfle déjà, en essuie le filet de sang qui s’en échappe avec une grimace. Les vampires, le surnaturel, il sait ce qu’il se cache dans l’ombre, il ignore juste qu’il fait face à l’un d’eux. Au fond il ne sait d’eux que ce qui est raconté dans les livres, et que ce qu’il se dit sur le fameux comte. Peut-être va-t-il finir empalé, à la manière qu’avait ce bon vieux cher Vlad. Au moins son calvaire s’arrêterait peut-être… Soren est ramené à la dure réalité lorsqu’il sent la prise sur son col se resserrer, le démon est furieux. Ce dernier se confond en maintes excuses, en vient même à parler italien à un moment donné, mais il ne comprend pas tout. Ou plutôt il ne prête pas attention à leurs échanges. La rouquine a le regard mauvais et définitivement noir mais ça ne l’effraie pas outre mesure. Il a l’habitude. Quel idiot il est de penser chose pareille. Ce n’est que lorsque les derniers mots retentissent et qu’il se sent poussé en avant qu’il écarquille les yeux, irrémédiablement surpris. «
Il est à tout à toi. Fais-en ce que tu veux. Preuve de ma bonne foi. ». Puis l’Autre tourne les talons et disparait dans l’obscurité.
***
Cette nuit-là, il s’est pris la raclé de sa vie. Cette nuit-là, il s’est réveillé la gueule en sang et le corps endoloris jusqu’aux os dans les ténèbres, l’obscurité la plus totale. Il y est resté des jours, des nuits. Des nuits à gratter le peu d’ongle qu’il avait sur la porte ou à la recherche du moindre objet capable d’ouvrir la porte. En vain. Seul, il a craché son propre liquide carmin, seul, il est resté avec lui-même. Seul. Pendant des heures, pendant bien trop longtemps. «
Ca suffit, ouvre-moi ! ». Il a hurlé, il s’est repris une branlée. Retour à la case départ, plusieurs fois de suite, jusqu’à ce qu’il se calme, jusqu’à ce qu’il comprenne. Jusqu’à ce qu’il apprenne. Il a ainsi morflé, pendant un temps. Longtemps. Mais il a fini par accepter, s’est résigné. Contre l’un de ces êtres il ne pouvait rien faire de toute manière. Alors il a accepté, s’est laissé faire, et ce n’est qu’à l’instant où les crocs se sont plantés dans sa chair qu’il a compris qu’il n’en finirait jamais.
- STARLIGHT IN THE SHADOWS -
Paris, 1990.Fuir. Il a essayé. Prendre la poudre d’escampette et n’en faire qu’à sa tête. Il a essayé. Le fait est qu’il ne peut pas
partir. La seule fois où il l’a fait il a failli s’en jeter d’un pont tellement il était mal. L’Autre s’est assuré qu’il ne ferait pas faux bond au vampire… Maudit soit-il. Alors il n’en fait qu’à sa tête dans la limite de ce qu’
Elle lui autorise. Il n’en fait qu’à sa tête mais répond par l’affirmative et se précipite toujours vers elle, quand
Elle le décide. Au fond il n’est qu’un larbin bien habillé, mais pas trop, il ne faut pas dépasser le maître, le monde ne doit voir qu’
Elle.
Mains dans les poches, cigarette au bec, Soren attend son heure. Il va devoir frapper, faire la pire crasse possible car
Elle le lui a demandé. On ne plaisante pas avec De Santis, et tous ceux qui essaient de la duper en font les frais, lui en a fait les frais le premier, il sait de quoi il retourne. Sagement, il attend. Vingt-huit ans qu’il est à son service et il n’est pas prêt d’être libéré de ses fonctions. Alors il profite, de ce genre de moment, pour exulter. Malgré les apparences il parvient à se sentir un minimum libre, ou plutôt n’est-ce là que la triste réalité qui le rattrape : il s’est finalement habitué à sa condition.
Et la suite de l'histoire reste à écrire.